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Faut-il encore enseigner la géométrie descriptive?

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Autrefois incontournable, elle fut l'élément central de toute technique architecturale et l'instrument privilégié pour la représentation des volumes dans l'espace : la géométrie descriptive fut la reine des techniques géométriques pour des générations de dessinateurs, d'ingénieurs et d'architectes. Or, comme tant d'autres domaines de notre vie quotidienne et de nos habitudes professionnelles, elle fait l'objet d'une profonde remise en question depuis qu'au tournant des années 2000, son statut pluri-centenaire de vénérable institution fut ébranlé par la « révolution numérique ». Victime à son tour du tournant technologique et progressivement remplacée par les nouveaux instruments numériques, elle s'ajoute à la longue liste de ces « disruptions » opérées par la révolution de l'« information ». La première décennie du XXIe siècle représente donc le point de bascule d'un processus de numérisation qui débuta il y a plus de soixante-dix ans [1]. Vingt années se sont écoulées depuis ce passage symbolique dans le nouveau millénaire, il devient dès lors légitime aujourd'hui de nous poser cette question : « Faut-il encore enseigner la géométrie descriptive ? ».

Cette question, nous devons nous la poser en toute franchise, en toute lucidité, car nous devons répondre à une autre interrogation, qui la sous-tend : « Comment réussir la transition numérique ? ». Enseigner la transition numérique dans les ENSAs et accompagner le passage au numérique dans les métiers de l'architecture fait partie, avec la question de la transition écologique, des grands défis contemporains auxquels notre discipline est confrontée. Cette mutation technologique en profondeur du métier d'architecte touche jusqu'à la conception même que nous nous faisons de l'architecture et implique, pour les écoles d'architecture, d'incorporer tout un nouveau corpus de notions et d'outils, un corpus qui correspond à ce qu'on appelle la « culture numérique » au sens large.

Il est important ici d'invoquer cette mutation en terme de « culture », de culture technique et technologique, car il s'agit bien ici d'une révolution d'ordre épistémologique autant que pratique, qui ne se réduit donc pas à l'apprentissage de tel ou tel logiciel [2]. S'agissant d'enseigner la transition numérique qui, au fond, est une « transition de société », il convient dès lors de prendre toute la mesure de l'étendue de ce nouveau « corpus », car il s'applique à tous les niveaux de la pratique et de la culture architecturale. Afin de rendre pédagogiquement « abordable » l'étendue de ce corpus, il convient d'opérer une synthèse qui doit nous permettre de définir une progressivité pédagogique formant à partir d'un socle commun essentiel, de multiples trajectoires vers des spécialisations de plus en plus « pointues », qui correspondent à autant de nouveaux métiers, de nouvelles sous-disciplines de la conception architecturale à l'ère du numérique.

Malgré tout, cette nécessaire synthèse de l'étendue du corpus numérique ne peut à elle seule répondre aux défis posés par l'enseignement de la transition numérique, car pendant que le savoir numérique s'approfondit chaque jour un peu plus [3], la durée des études d'architecture elle, ne varie pas. Il s'agit donc ici de s'interroger ouvertement et rationnellement sur la place que chacune de ces deux cultures, de ces deux géométries, analogique et numérique, occupent dans l'enseignement contemporain de l'architecture. Car force est de constater que malgré les ambitions affichées et les postures en faveur de l'innovation, l'enseignement de la culture numérique n'a pas véritablement trouvé sa place dans les écoles d'architecture. Il semble encore loin le temps où une véritable « philosophie du numérique » trouvera une légitimité pleine et entière, au même titre que ses consoeurs des sciences humaines ou des sciences de l'ingénieur.

Au terme de cette introduction en forme d'état des lieux, il s'agit donc maintenant de dire quelles sont les pistes à suivre si nous voulons réussir « la transition ». Voici donc quelques éléments de réflexion pour tenter de répondre à la question qui dans ce cadre est posée : « Faut-il encore enseigner la géométrie descriptive ? ». Pierre d'angle d'une nécessaire réflexion en profondeur sur le sens et la portée d'une telle question, le sens profond de cette nouvelle épistémè numérique qui bouleverse nos sociétés ne peut être ici abordé tant il est vaste. Tout juste pouvons-nous insister sur l'importance d'une « culture technique » au sens large, car elle est la condition de la réussite ou de l'échec d'une autre transition, une transition plus fondamentale encore : celle de l'urgence écologique et climatique. Cette conviction, nous la tirons de l'analyse portée déjà en son temps par Gilbert Simondon et dont Bernard Stiegler fut l'un des meilleurs représentants.

La grande aventure de la géométrie descriptive commence il y a 245 ans, en l'an 1775, au moment où le jeune Gaspard Monge [4] inaugure à l'École des ponts et chaussées les premiers enseignements de cette nouvelle technique géométrique dont il est lui-même l'auteur. Situer dans l'histoire les limites précises de cette aventure technique et culturelle nous semble être un prérequis fondamental si l'on veut répondre le plus objectivement possible à la question qui est posée. Or, si dans le même temps nous constatons que les premiers logiciels de dessin numérique « opérationnels » font leur apparition dans le courant des années 1970, nous constatons que cette aventure s'étend donc sur une période de deux siècles, ce qui représente en soi une belle durée, mais ce qui finalement, au regard de l'« histoire longue » de l'architecture, ne représente qu'un épiphénomène si on le compare aux quelques 5000 années couvrant approximativement la période qui nous sépare de l'édification des premières pyramides d'Égypte. Il ne s'agit pas ici de vouloir minimiser la portée symbolique, culturelle et technique de la géométrie descriptive, mais bien de mesurer son importance réelle au regard de l'histoire « globale » de l'architecture. Il est peut-être d'autant plus important de prendre ce recul historique si l'on veut saisir ce qui distingue radicalement la période pendant laquelle cette géométrie fut inventée et usitée, de la période historique dans laquelle nous sommes aujourd'hui plongés.

Il s'agit donc de bien mesurer la place qu'occupe une technique à l'aune de son contexte historique, et en ce sens, le contexte dans lequel s'élabore l'architecture d'aujourd'hui est radicalement différent du contexte qui a vu émerger la géométrie descriptive. Apparaissant à l'apogée du siècle des Lumières, la géométrie descriptive correspond parfaitement à l'instrument d'une rationalisation de la pensée architecturale et à l'esprit d'un certain positivisme scientifique qui marquera de son sceau le XIXe siècle, prolongeant sa confiance inébranlable dans les pouvoirs de la science jusque dans la modernité « triomphante » des débuts du XXe siècle. Or, une fois de plus, nous ne pouvons que constater l'écart toujours plus grandissant entre cette réalité historique et notre réalité contemporaine ; nous ne pouvons que constater comment, en quelques décennies seulement, depuis la fin d'un post-modernisme encore animé par cette énergie du passé, notre « croyance » s'est progressivement et inéluctablement évanouie devant le constat de la disparition, sous la forme d'un échec, d'un « progrès » dont on croyait il y a encore si peu de temps qu'il venait signer la fin de l'Histoire.

Passée « la fin de l'Histoire » — qui ne fut que le mirage d'une stagnation contredisant les lois les plus élémentaires de l'histoire humaine — que peut donc aujourd'hui la géométrie descriptive, à l'heure où sonne le temps de la « la fin du monde » ? La géométrie descriptive a-t-elle encore quelque chose à nous livrer dans notre contexte technique qui est le contexte de la globalisation et du défi existentiel que représente le réchauffement climatique ? Bien évidemment, poser la question en ces termes c'est en quelque sorte apporter une réponse muette qui sonne comme une évidence. Mais de quoi s'agit-il précisément ? Quel est l'enjeu critique qui se porte sur cette simple technique que représente la géométrie descriptive ? S'il fallait le dire le plus simplement du monde, nous dirions que la chose qui est en jeu dans cette question n'est rien de moins que la possibilité d'un nouveau modèle d'architecture, d'une nouvelle forme du design, d'une approche et d'une technique de la conception architecturale qui soit en adéquation plus profonde avec les attentes du monde : une technique de conception déplaçant son centre d'inertie de la description de la forme architecturale vers la description de la morphogenèse du projet.

La réalité du contexte contemporain exige donc des architectes un effort radical d'innovation car les modèles de l'« âge moderne » ne fonctionnent plus, le fil d'une histoire « classique » de la modernité en architecture s'est définitivement rompu devant la réalité de la finitude de notre planète. Nous ne savons pas encore à quoi ressemblera exactement la nouvelle architecture qu'il s'agit d'inventer aujourd'hui, mais nous savons qu'une pure approche quantitative qui s'occuperait uniquement de la conception en terme de pures « données », de simples « quotas », de linéaire de murs à isoler, et quand bien même tel ou tel matériau serait plus « écologique » qu'un autre à la « bourse du carbone », nous savons qu'une telle pensée rationaliste par trop simpliste ne peut plus répondre aux défis du monde de l'« après ». Il ne suffit plus de penser le projet par sa seule « forme » ou bien en des termes purement « analytiques ». Nous avons besoin d'une pensée de la synthèse, d'une pensée de la complexité, une pensée qui fasse « système ».

Nous devons donc aborder le défi écologique par un projet d'aménagement du territoire et une conception de l'architecture qui ne soit plus pensés en des termes analytiquement « séparés », « éparpillés », en termes de simples quantités, mais bien en des termes qui aient un pouvoir de « relier », en termes de « qualités ». Notre schéma de pensée doit quitter les terres arides de la pure analyse qui segmente — même si bien évidemment toute pensée rationnelle s'anime parfois de ce mouvement — pour entrer dans les contrées d'une pensée synthétique capable de relier. Nous ne devons plus penser le projet d'architecture en terme d'une forme figée et statique, ou d'un style, mais en terme de « système », dans le sens d'un organisme complexe, en tant qu'un processus dynamique, qui met en mouvement des idées, des humains et le monde du vivant en général. C'est pour toutes ces raisons, et devant ces nouvelles exigences, que la géométrie descriptive nous semble ne plus être en adéquation avec la réalité de notre monde contemporain, et c'est en cela que son enseignement mérite d'être interrogé.

De nouvelles exigences se posent et c'est dans la question du temps, de la temporalité, que se loge le coeur de la problématique que nous questionnons ici. Nous cherchons ici à mettre en lumière ce point essentiel : la géométrie descriptive « décrit » la forme, mais elle ne décrit pas la « genèse » de la forme. La géométrie descriptive est un moyen pour représenter l'« espace », mais elle n'est pas un moyen pour représenter le « temps ». C'est selon nous ce qui lui fait « défaut », et ce en quoi elle n'est pas « adaptée » aux problématiques qui sont les nôtres aujourd'hui : nous devons quitter la « pensée-forme » de l'architecture pour entrer dans la « pensée-mouvement », dans la pensée du « devenir » de l'architecture. Cette pensée de la genèse du projet, elle est représentée adéquatement par la géométrie « de notre temps », la géométrie numérique, la géométrie de l'algorithme. Nous proposons de nommer cette géométrie « géométrie générative » en référence à cette autre géométrie historique qu'est la géométrie descriptive. La géométrie descriptive avait le pouvoir de « décrire » la forme du projet ­— une forme « statique » — la géométrie générative devra décrire la morphogenèse « dynamique » du processus de construction de l'architecture.

Reste enfin une dernière question, qui finalement est la question « essentielle » : ces deux géométries représentent-elles le « même espace » ? L'expression de « géométrie dans l'espace » a-t-elle d'ailleurs un sens ? La géométrie descriptive représente-t-elle une quelconque « essence de l'espace » ? Et finalement, « qu'est-ce que l'espace » ? Il ne s'agit évidemment pas ici, au moment de conclure cet exposé, d'aborder ces questions « essentielles », contentons-nous d'apporter quelques éléments pour alimenter notre réflexion. Avant toute chose, nous pouvons dire que l'« espace », ça n'existe pas. Il y a « des espaces », ou tout le moins depuis qu'Einstein à bouleversé notre vision du monde, il y a l'« espace-temps ». Voilà pour l'espace des « physiciens ». Quant à l'espace des mathématiciens et des géomètres, contentons-nous encore une fois d'inscrire cette réflexion dans le temps long, et de remarquer que depuis les premières géométries, depuis la géométrie des Égyptiens — ils mesuraient la « terre » —, depuis la géométrie des Grecs — qui inventent un « espace » abstrait — depuis l'invention par Descartes d'un « espace infini et sans qualité », l'histoire de ces inventions ne s'est jamais figée, Riemann et Lobachevsky prenant — parmi d'autres — le relais (avec la découverte des espaces « non-euclidiens ») dans cette grande épopée des « inventeurs d'espaces ».

L'histoire et la genèse de nouvelles géométries se poursuit, donc. La géométrie descriptive fut une forme de géométrie qui apparut à un moment donné de cette histoire. Mais nous voyons qu'il s'agit d'une forme d'espace qui, à certains égards, ne correspond plus à la réalité de l'espace physique, aux ressources limitées, de notre monde contemporain. Alors, quelles nouvelles géométries pour remplacer l'ancienne ? Que peut cette « géométrie générative » dont nous disons qu'elle est en mesure de représenter les processus de morphogenèse ? Il est là encore difficile d'avancer une quelconque réponse définitive dans l'espace de ces quelques lignes. Là encore, contentons-nous de mettre en avant quelques éléments. La géométrie générative est une géométrie numérique, une mathématique des machines numériques. Son langage est un langage formel, un langage algébrique dont l'existence et le sens n'est donné que dans la mise en mouvement, dans la « vie des données », par la « sève électrique » de ces machines dont l'étymologie nous dit qu'elles « ordonnent » le monde et les idées.

Il existe donc une nouvelle langue et une nouvelle écriture, une « écriture numérique de l'architecture » dont les principes restent encore largement à définir. Peut-être nous aidera-t-elle à construire le monde d'après ? Nous devons le souhaiter en tout cas. Une nouvelle langue qui vient s'ajouter à la longue liste, la liste infinie des langues qui bruissent dans cette mince pellicule de vie sur la surface de notre globe, entre ciel et terre. Des langues naissent, d'autres meurent, telle est la loi de la vie des langues. La géométrie descriptive fut cette langue qu'un Monge fit naître en un temps épris d'universalisme. Que nous dirait Gaspard Monge aujourd'hui s'il pouvait participer à notre débat ? Quel sort réserverait-il à « sa géométrie » ? Bien sûr il s'agit d'une question sans réponse, mais c'est ma conviction, il aurait été aujourd'hui un grand pionnier dans les technologies de notre temps. À nous de poursuivre l'élan d'invention et de créativité que nous ont transmis nos prédécesseurs.

Alors oui, il faut enseigner la géométrie descriptive, mais il ne faut pas tout enseigner de la géométrie descriptive. Il s'agit donc maintenant de réaliser un « tri » dans ce qu'il convient de garder et ce qu'il convient d'écarter si nous voulons faire évoluer cet enseignement et l'adapter aux contraintes qui sont les nôtres aujourd'hui. Enseigner l'histoire de la géométrie descriptive par exemple, comme un fait culturel, historique et technique qui s'inscrit dans le « patrimoine » global de la connaissance architecturale, cela semble être un « minimum ». Pour le reste, à chacun de faire jouer son « droit d'inventaire ». L'enseignement du projet [5] doit nécessairement participer à cette réflexion qui peut paraître technique mais qui nous l'avons vu, implique le devenir de notre discipline. Pour le champ ATR [6], il s'agit de nous dire ce qui dans le « dessin » et dans le « dessin analogique » est essentiel et ce qui l'est moins ; pour le champ STA [7] de nous dire ce qui dans les méthodes géométriques et dans les connaissances mathématiques doit être conservé ou peut faire l'objet d'un transfert dans le nouveau médium. Enfin pour le champ OMI [8] de dire qu'est-ce qui dans ce nouveau corpus est essentiel et requiert donc de lui ménager un nouvel espace, un nouvel espace pour de nouvelles géométries.

(cc) by Milovann Yanatchkov - octobre 2020

[1]: les premiers systèmes de dessin numérique furent inventés pendant la deuxième guerre mondiale

[2]: le principe même de logiciel tend aujourd'hui à s'estomper au contact du « monde virtuel » que sont les « grands réseaux », on parle de plus en plus d'« application » ou d'« app »

[3]: qu'il s'agisse par exemple de prendre position sur les questions juridiques, morales, sociales, ou simplement de sécurité publique que pose aujourd'hui l'intelligence artificielle

[4]: il n'a que 29 ans à cette époque

[5]: champ TPCAU

[6]: Arts et Techniques de la représentation

[7]: Sciences et techniques pour l'Architecture

[8]: Outils Mathématiques et Informatiques